"Le spectacle est quotidien. Dans la rue, dans les transports en commun, femmes, hommes, les enfants à peine moins, silencieux, muets, absents aux autres, vont ou se tiennent les yeux baissés, fixés sur leur vision : ils sont connectés. Par Alain Rey
Si on le dit ainsi, c'est à cause d'un verbe latin qui réunit cum, « avec », et nectere, « lier, nouer ». Belle connexion qui nous attache à tout et à n'importe quoi. Tant qu'il n'y avait pas la fée électricité, on connectait fort peu. On se contentait de lier, d'attacher, de coller, de ficeler... Mais vinrent les fils électriques, avant l'univers du sans-fil et des ondes. Aubaine pour le verbe connecter, et son participe connecté, qui allait révéler, avec l'informatique, des millions d'« adhérents ». Après avoir connecté des appareils et des machines, dans un labyrinthe de fils que maîtrise la connectique, on inventa de petites machines sournoises, cachées sous le nom innocent de téléphone ou de tablette, sans plus de fil à la patte qu'un célibataire chez Feydeau. Du coup, la connexion changea de nature, passant des appareils, objets techniques, aux sujets, présumés pensants. Et chacun de se connecter, par l'entremise de ces objets magiques, l'ordinateur où règne le désordre, et plus encore le téléphone, devenu plus smart que ses maîtres, s'étant, sans perdre la parole, approprié l'écriture et l'image. Mais, on l'a vu, se connecter, c'est se « necter » avec. Avec quoi, je vous le demande ? Avec un inter-locuteur, comme un bon vieux bigophone du passé ? Plutôt avec ces entités mystérieuses qui ont nom «serveur», «réseau», avec cette «ligne» où grouillent mots et images «en ligne», justement, avec messire Google et ses concurrents, derrière quoi on soupçonne ce démon majeur qu'un romancier inspiré baptisa «Big Brother».
Certes, être connecté permet de parler et d'écrire «au loin», d'envoyer textes et images et de les transférer (pour montrer qu'on l'est, connecté, on va plutôt dire forwarder), croyant alors connaître et l'émetteur, soi-même, et le destinataire. Mais, ce faisant et outre cela, on reçoit un univers chaotique de messages, d'informations, de vérités et de mensonges, de sollicitations; on est saisi, distrait du réel, emporté, perdu, bien plus que par un journal ou un livre, parce que tout cela bouge, sautille, clignote, faisant en sorte que les connectés s'angoissent: «Suis-je bien connecté?» devient «la» question.
On pourrait croire que le contraire de «connecté» est «isolé», mais je constate que, dans le monde internautique, l'unité non connectée est dite «autonome». C'est peut-être un clin d'oeil que l'outil adresse aux humains connectés : n'ayez pas peur, bien chers frères et soeurs, la déconnexion, c'est plus d'autonomie. Ce pourrait être aussi une façon de redescendre sur terre et d'échapper à l'appel du «cloud» : les nuages, les merveilleux nuages... portés par Baudelaire, sont merveilleux sans doute, mais le monde et nos proches peuvent l'être aussi."
Par Alain Rey, Le Magazine Littéraire,La vie des Lettres, daté janvier 2015 à la page 98 .
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