Arthur Rimbaud (1854-1891) fotografia de Etienne Carjat de 1872 |
Rimbaud, le revenant des lettres
Par Jérôme Dupuis
"On n'a jamais autant parlé du poète qu'après sa mort. Parents, amis, ennemis, aventuriers ont échangé un flot de missives et d'invectives à son sujet. Le grand rimbaldien Jean-Jacques Lefrère a réuni ce matériau passionnant.
Entretien.
La correspondance de Rimbaud ne se serait pas arrêtée avec sa mort, sur un lit d'hôpital, à Marseille, le 10 novembre 1891. Tel est le pari fou du grand rimbaldien Jean-Jacques Lefrère, qui a décidé de recueillir les lettres, témoignages, documents (et piques...) qu'ont échangés tous les proches du poète jusqu'en 1935. Soit près de... 10 000 pages et sept énormes volumes au total! Une entreprise éditoriale fascinante - on voit littéralement se dessiner sous nos yeux la postérité de l'"homme aux semelles de vent" - qui n'a sans doute pas d'équivalent dans le monde. A l'occasion de la parution du quatrième volume, couvrant les années 1912 à 1920, rencontre avec le maître d'oeuvre de ce Rimbaud d'outre-tombe.
On voit à peu près ce que peut être une correspondance classique. Mais comment définiriez-vous une "correspondance posthume"?
Une telle correspondance, "anthume" jusqu'à ce jour de novembre 1891 où Rimbaud est entré dans cette nuit sans étoiles qui nous attend tous un jour ou l'autre, devenait logiquement "posthume", lorsque ceux qui avaient connu le poète (sa soeur Isabelle, Paul Verlaine, des marchands d'Aden...) ou qui commençaient à s'intéresser à lui (Paul Claudel, André Breton, André Suarès...) continuent à correspondre entre eux, échangeant documents ou souvenirs. Cette Correspondance posthume comprend donc des lettres, bien sûr, mais aussi des témoignages de compagnons du poète en Abyssinie, des actes notariés, des articles de journaux... La seule différence est que Rimbaud lui-même ne participe plus à ces échanges, mais son oeuvre, sa biographie et, déjà, son mythe parlent à sa place, et avec quelle force !
Ce nouveau volume couvre les années 1912-1920. Les polémiques n'y manquent pas...
Il se passe beaucoup d'événements autour de Rimbaud en cette décennie, et pas toujours sur un ton doucereux. On ferraille même ferme à son sujet dans des périodiques littéraires comme Le Mercure de France ou La Nouvelle Revue française, et des témoins majeurs, comme Georges Izambard, son professeur de rhétorique à Charleville, ou Ernest Delahaye, l'ami d'enfance, n'ont pas toute liberté pour dire ce qu'ils pensent et ce qu'ils savent. Car au coeur de ces polémiques on trouve les "gardiens du temple", la soeur et le "beau-frère posthume" de Rimbaud, Paterne Berrichon, qui s'ingénient à prouver que le poète n'a eu que des relations "chastes" avec Verlaine. Sur ce sujet, quasi tabou en ces années 1910, on ne peut pas dire que Berrichon a réussi à convaincre. Avec une ironie assassine, Remy de Gourmont doute que les deux poètes se soient retrouvés dans des chambres d'hôtel uniquement "pour chanter matines et convertir M. Claudel"...
Autre grand sujet de controverse: la prétendue conversion d'Arthur Rimbaud sur son lit de mort...
Isabelle Rimbaud en fut l'unique témoin. Il y aurait beaucoup à dire sur cet ultime retour à la foi catholique, car, si l'enfant Rimbaud semble avoir été croyant, quelle est la valeur de la conversion d'un agonisant délirant sous l'effet de la morphine, et que sa dévote de soeur, seule à son chevet, presse de recevoir un prêtre ? Dans cette polémique, Isabelle va recevoir le renfort puissant de Paul Claudel, qui, après avoir passé une nuit extatique dans la chambre du poète disparu, à Roche, dans les Ardennes, préface en 1912 les oeuvres complètes de Rimbaud. Combien de lecteurs auront découvert l'oeuvre de Rimbaud dans l'édition du Livre de poche qui s'ouvrait sur cette préface magnifique, mais partiale, de Claudel ?
Claudel finit même par être désigné comme légataire universel et détenteur des dernières reliques du poète! Etrange soutien pour Arthur, non?
Cela peut paraître étrange aujourd'hui, en effet, mais il faut tenter de comprendre la mentalité d'Isabelle Rimbaud, qui, en 1916, se savait proche de la mort et doutait que son Paterne Berrichon d'époux ait la carrure intellectuelle pour défendre les biens terrestres et spirituels attachés au nom d'Arthur Rimbaud. En revanche, elle voyait en Claudel une autorité morale capable de défendre bec et ongles le "catholicisme" de son frère défunt. En cela, elle misait juste. Mais Claudel, pour des raisons d'ailleurs avant tout matérielles, refusa le legs.
On voit aussi combien Rimbaud aimante les jeunes écrivains de l'avant et de l'après-guerre, en particulier les surréalistes...
C'est vrai. Même si certains surréalistes ont eu par la suite des jugements sévères sur Rimbaud, les fondateurs majeurs du mouvement ont d'emblée subi la fascination de cette oeuvre et peut-être davantage de ce destin hors du commun. Toujours est-il qu'en 1919, les membres de la revue surréaliste Littérature qui avaient pour noms Breton, Aragon et Soupault achetèrent - fort cher - à Berrichon le droit de publier Les Mains de Jeanne-Marie, poème inédit de Rimbaud. Pour l'anecdote, la somme nécessaire fut avancée par la future épouse de René Hilsum, ancien condisciple de Breton au lycée Chaptal, à Paris, laquelle venait de toucher un héritage.
La légende disait que Rimbaud avait brûlé la quasi-totalité des exemplaires d'Une saison en enfer. Et voilà qu'un avocat belge en trouve tout un stock!
Cet autodafé de l'édition originale d'Une saison en enfer, seul livre publié par Rimbaud lui-même, était en fait une légende, née très précocement, du vivant même de l'auteur. En conséquence, la poignée d'exemplaires - six ou sept - que Rimbaud avait distribués en 1873 à quelques camarades avaient une valeur bibliophilique - et donc financière - considérable. Mais un Belge du nom de Léon Losseau trouve, au tournant du XXe siècle, environ 400 exemplaires du stock de l'édition originale dans l'atelier bruxellois auquel Rimbaud en avait confié l'impression. C'est alors un grand émoi dans le milieu bibliophilique : la valeur des très rares exemplaires connus s'effondre, et Louis Barthou - cet ancien président du Conseil français était aussi un grand collectionneur - n'aurait pas été hostile à une destruction discrète du stock, prétendument pour prolonger "le geste de Rimbaud". Bien entendu, Losseau ne suivit pas cette préconisation, de sorte qu'aujourd'hui, si vous disposez de quelques moyens financiers - disons dans les 12 000 euros -, vous pouvez encore vous procurer un exemplaire de l'édition originale. Cela n'empêche pas certains libraires de proposer leur exemplaire de la Saison en insistant sur la rareté que lui confère l'autodafé parfaitement fictif de 1873. Les affaires sont les affaires.
Remontent aussi, au gré des témoignages, des révélations sur le commerce de Rimbaud en Abyssinie....
Ces années 1912-1920 nous apportent en effet de nouveaux détails sur les activités commerciales et la personnalité de Rimbaud dans la corne de l'Afrique - on publie même la photographie d'une belle "Dona abissina" qui aurait été la compagne du poète - et sur sa désertion à Java, après son enrôlement dans la Légion néerlandaise. C'est également en 1912 qu'est publiée pour la première fois la fameuse "Lettre du Voyant" de Rimbaud, prônant le "dérèglement de tous les sens", adressée à Paul Demeny, jeune poète dont ce volume de Correspondance posthume publie une photographie inédite.
Justement, pensez-vous qu'il soit encore possible de faire des découvertes capitales sur Rimbaud?
Quelques beaux documents - poème, photographie (voir ci-contre), dessin - ont fait surface ces dernières années, d'autres peuvent encore être mis au jour. C'est chaque fois un petit miracle inattendu. Et l'émotion qui accompagne toujours ces trouvailles, pour être parfois excessive, voire délirante, et parfois même agressive, n'en reflète pas moins cette passion qui bouillonne dès que l'on touche au nom d'Arthur Rimbaud. Considérons cela comme des moments privilégiés de cette "éternité retrouvée" dont parlait le poète."J érôme Dupuis, publié le 10/04/2014 à 19:08, LIRE .
"Sur Arthur Rimbaud. Correspondance posthume (1912-1920)", présentation et notes de Jean-Jacques Lefrère.Fayard, 1320 p., 54,90 euros.
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