Par
Jean Louis Kuffer
"Il
y a 112 ans, le 2 juillet 1904, Anton Pavlovitch Tchékhov s’éteignait dans une
station thermale de Forêt-Noire, à l’âge de 44 ans, vingt ans après le premier
crachement de sang que la tuberculose lui arracha.
Durant
la nuit du 1er juillet, Tchékhov se réveilla et pria son épouse Olga Knipper,
grande comédienne de l’époque, d’appeler un médecin. Lorsque celui-ci arriva à
deux heures du matin, le malade lui dit simplement «Ich sterbe», but une flûte
de champagne, s’étendit sur le flanc et expira. La suite des événements,
Tchékhov aurait pu la décrire avec la causticité de ses premiers écrits. De
fait, c’est dans un convoi destiné au transport d’huîtres que sa dépouille fut
rapatriée à Moscou, où l’accueillit une fanfare militaire qui jouait une marche
funèbre. Or celle-ci n’était pas destinée à Tchekhov mais à un certain général
Keller, mort en Mandchourie. Une foule immense n’en attendait pas moins, au
cimetière, le cercueil de l’écrivain porté par deux étudiants…
En
janvier de la même année, la dernière pièce de Tchékhov, La cerisaie, avait
connu un succès phénoménal. L’interprétation de la pièce, à laquelle le metteur
en scène Stanislavski avait donné des accents tragiques, déplut cependant à
Tchékhov qui s’exclama: « Mais ce n’est pas un drame que j’ai écrit, c’est une
comédie et même, par endroits, une véritable farce ! ».
Or,
le malentendu allait perdurer. L’image d’un poète des illusions perdues, se
complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe, survit ainsi à
travers le cliché d’un « doux rêveur», alors que la véritable figure de ce fils
de petits commerçants né en 1860 est celle d’un observateur implacable de la
réalité.
Marqué
en son enfance par un père aussi religieux que violent, dont la faillite a fait
de lui un soutien de famille précoce, Anton Pavlovicth fut, en tant que médecin
(dès 1884) aux premières loges de la misère russe, trop lucide cependant pour
croire à la révolution. Jamais dupe des idéologies, il n’en a pas moins une
conscience sociale aiguë. Dès son établissement de médecin, il arrondit ses
fins de mois avec des récits souvent mordants qui lui valent un vif succès. En
1890, en dépit de sa maladie, il entreprend un séjour d’un an au bagne de
Sakhaline afin de porter témoignage sur le sort des déportés. Toute sa vie,
d’ailleurs, Tchékhov multipliera les actions de bienfaisance, de constructions
d’écoles en soins gratuits. Ses nouvelles d’abord, son théâtre ensuite, le
feront reconnaitre de son vivant comme une des gloires nationales russes, à
l’égal d’un Dostoïevski ou d’un Tolstoï.
Or
ce qui frappe, aujourd’hui, c’est que ce peintre souvent noir de la société
russe et des comportements individuels reste actuel et pertinent, notamment
dans son théâtre (lire encadré). Contre toute emphase et tout héroïsme factice,
Tchékhov présente la réalité comme elle, est, sans jamais l’enjoliver. « Il n’y
a que le sérieux qui soit beau », écrivait-il, mais en souriant. Et le rire
était sa défense contre le désespoir.
Un autre Tchékhov
Au
demeurant il n’y a pas que le rire et le désespoir, chez Anton Pavlovitch, mais
aussi cette joie profonde qui traverse les siècles, retrouvée dans celui de ses
récits qu’il disait préférer entre tous: L’étudiant, mystique plongée en 5
pages dans la profondeur du Temps.
Au soir du Vendredi saint, revenant de chasse où il vient de tuer une bécasse, le jeune Ivan Vélikopolski s’arrête auprès de deux veuves dans leur jardin, auxquelles il raconte soudain la nuit durant laquelle Pierre trahit le Christ à trois reprises, comme annoncé. Et voici que les veuves sont bouleversées par son récit, comme si elles s’y trouvaient personnellement impliquées, et voilà que le jeune fils de diacre, étudiant à l’académie religieuse, se trouve rempli d’une joie mystérieuse alors même qu’il constate l’actualité de la nuit terrible:
Au soir du Vendredi saint, revenant de chasse où il vient de tuer une bécasse, le jeune Ivan Vélikopolski s’arrête auprès de deux veuves dans leur jardin, auxquelles il raconte soudain la nuit durant laquelle Pierre trahit le Christ à trois reprises, comme annoncé. Et voici que les veuves sont bouleversées par son récit, comme si elles s’y trouvaient personnellement impliquées, et voilà que le jeune fils de diacre, étudiant à l’académie religieuse, se trouve rempli d’une joie mystérieuse alors même qu’il constate l’actualité de la nuit terrible:
«
Alors la joie se mit à bouillonner dans son esprit, si fort qu’il dut s’arrêter
un instant pour reprendre son souffle. Le passé, pensait-il, était lié au
présent par une chaîne ininterrompue d’événements qui découlaient les uns des
autres. Il lui semblait qu’il voyait les deux extrémités de cette chaîne: il en
touche une et voici que l’autre frissonne
«
Comme il prenait le bac pour passer la rivière, et plus tard comme il montait
sur la colline en regardant son village natal et le couchant où brillait le
ruban étroit d’un crépuscule froid et pourpre, il pensait que la vérité et la
beauté qui dirigeaient la vie de l’homme là-bas, dans le jardin et dans la cour
du grand-prêtre, s’étaient perpétuées sans s’arrêter jusqu’à ce jour, et
qu’elles avaient sans doute toujours été le plus profond, le plus important
dans la vie de l’homme, et sur toute la terre en général; et un sentiment de
jeunesse, de santé et de force – il n’avait que vingt-deux ans – et une attente
indiciblement douce du bonheur, d’un bonheur inconnu, mystérieux, s’emparaient
peu à peu de lui, et la vie lui paraissait éblouissante, miraculeuse et toute
emplie du sens le plus haut ».Jean
Louis Kuffer, publicado em "Arrêt sur Info", 12 .08. 2016
(Anton
Tchékhov, L’étudiant, traduit du russe par André Markowicz dans le
recueil indispensable réunissant dix-neuf nouvelles et intitulé Le Violon
de Rotschild, paru chez Alinea en 1986 avec une préface lumineuse de
Gérard Conio).
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