Louis Guilloux
Fils d'un cordonnier de Saint-Brieuc , ville dans laquelle il situera plusieurs de ses romans, Louis Guilloux (1899-1980) demeure une figure à part. L'auteur de La Maison du peuple (1927) et du Sang noir (1935), son chef-d'oeuvre qui met en scène le personnage de Cripure, fut un militant antifasciste et accompagna Gide dans son fameux voyage en URSS , avant de se détacher de l'orbite communiste. Après-guerre, Prix Renaudot 1949 pour Le Pain des rêves , il sera aussi le traducteur de Steinbeck , l'adaptateur des Thibault pour la télévision et un militant actif du Secours populaire.
Les extraits
18. LOUIS GUILLOUX À ALBERT CAMUS
20 décembre 1946
Ton télégramme arrive à l'instant, et je boucle tout pour courir à la poste te renvoyer ton manuscrit. Je suis désolé de l'avoir gardé si longtemps, mais c'est que je suis tombé dans le mal propre à Grand, et que je me suis laissé fasciner par le détail des choses. Je ne sais si j'ai eu raison, mais il m'a semblé qu'il fallait d'abord se livrer à un travail assez bête de recherche de poux. Fasse le ciel qu'à force d'avoir cherché la petite bête, je ne passe pas à tes yeux pour une très grosse. Toutefois, ce malheur me semblerait encore supportable s'il était compensé par le fait que quelques-unes de mes remarques te fussent utiles, si je pouvais me dire que, si peu que ce soit, j'aurai pu contribuer à éviter quelques petites négligences, dans ce livre très beau. Je ne t'en dis pas davantage pour le moment, mais je pense que tu peux y aller carrément? Une part de la lenteur est venue aussi du fait que j'ai voulu faire deux lectures. Je croyais avoir un peu plus de temps devant moi, et aussi, que tu étais moins pressé. Tâche de ne pas m'en vouloir. Je serais très peiné d'avoir été la cause du moindre contretemps, quand tu sais bien que je n'ai que le désir de te rendre service. Tu trouveras ci-joint des feuillets contenant mes remarques. Elles sont toutes de détail, je comptais ensuite t'écrire plus longuement sur l'ensemble? Mais il faut pour le moment aller au plus pressé. Je voudrais bien que tu me fasses envoyer des épreuves dès qu'il y en aura. Je ferai de mon mieux pour les lire plus vite que je n'ai lu le manuscrit.
Je suis d'accord sur les thèses du livre en général. Rieux me paraît parfaitement sorti. Sur les questions d'équilibre et de coups de ciseaux, je ne crois pas qu'il y ait rien à entreprendre. Le mouvement du livre est acquis. Quant à la question du Chroniqueur, il ne me semble pas, là non plus, qu'il y ait rien à changer, sauf deux ou trois points légers que j'ai notés, mais dans l'ensemble rien. Ton télégramme a interrompu ma seconde lecture. J'étais à la recherche d'un passage où il est fait, me semble-t-il, allusion à des notes de Rieux lui-même? Est-ce que je me suis trompé? Ne peux-tu me faire renvoyer un texte de la dernière partie pendant qu'on fabriquera? Excuse la hâte et l'imbécillité de cette lettre qui n'est pas du tout celle que je voulais? Mais rien à faire pour le moment. Il faut courir à la poste? Je t'en supplie, fais-moi grâce et ne me juge pas trop bête. Ce que je te dis là est idiot? Mais je suis pris de court. J'aime profondément ce livre, voilà ce que je veux te dire sans phrases, le pourquoi viendra une autre fois, et d'ailleurs tu sais bien pourquoi? mais aussi pour sa transparence pudique, son timbre, toi-même. À bientôt? Comme je voudrais être auprès de toi en ce moment! Je suis avec toi, de tout coeur, mon vieux, et, dans la mesure où j'en ai une, de toute ma tête.
19. ALBERT CAMUS À LOUIS GUILLOUX
Vendredi [27 décembre 1946]
Ce mot seulement pour te remercier du travail auquel tu t'es livré et qui m'a été tout à fait utile. J'ai fait toutes les modifications indiquées. Elles étaient justifiées. Je n'ai rien changé cependant de ce qui concerne le narrateur. Le narrateur est Rieux lui-même ce qui explique des tas de choses du livre. Je le disais dans les dernières pages mais sans doute n'était-ce pas assez clair. Aussi ai-je refait le début du dernier chapitre, et je l'ai dit clairement "Il est temps d'avouer que le narrateur est le docteur Rieux lui-même." Et je lui fais justifier son ton d'objectivité par le fait que la souffrance des autres était la même que la sienne. Je tiens beaucoup à ça. C'est le secret du livre, son retentissement, et c'est ce qui devrait obliger à le relire, si le livre est réussi.
Merci, vieux, de toute l'aide que tu m'as apportée. J'ai donné le bouquin ce matin à la fabrication, ayant encore travaillé une partie de la nuit. Maintenant, je n'y vois pas plus clair, mais j'en suis délivré et c'est à toi que je le dois. Heureuse année pour vous trois. Je t'embrasse.
20. LOUIS GUILLOUX À ALBERT CAMUS
J'ai été bougrement content de ta lettre et j'y aurais répondu aussitôt sans ces sacrées fêtes de Noël, Nouvel An, vacances et autres chienlits au cours desquelles je n'ai pas été seul une minute? Je n'ai rien foutu depuis 15 jours, pas même touché le porte-plume? Juge donc si j'étais dans des dispositions à t'écrire. Si ma lecture de ton texte t'a été utile, c'est la meilleure fête qui soit. Envoie-moi des épreuves. J'avais bien vu naturellement le truc du narrateur, mais je me sentais tout de même un peu gêné je ne sais pas pourquoi. J'attends de voir le remaniement au dernier chapitre. Je suis entièrement d'accord avec ce livre et ces directions, comme je suis d'accord avec les articles de Combat. J'attends d'avoir achevé mon propre boulot pour me mettre à dire publiquement un certain nombre de choses. Jusque-là, motus.
Que fais-tu? Donne des nouvelles! Francine est-elle partie pour l'Algérie? Comment vas-tu, et quand nous reverrons-nous? Je t'embrasse.
Naturellement Charlot (1) qui devait m'envoyer des manuscrits à lire ne m'a rien envoyé; c'est dans l'ordre?
(1) Sans doute des manuscrits envoyés aux Éditions Charlot.
21. ALBERT CAMUS À LOUIS GUILLOUX
Je pars demain pour Briançon (2). J'ai passé une semaine abrutissante à m'occuper des affaires de Combat. Là-bas au moins je retrouverai un peu de solitude et de réflexion. J'en profiterai pour t'écrire autrement que de cette façon stupide. À moins que je ne réalise tout d'un coup ma fatigue et que je ne dorme pendant quinze jours.
(2) Camus part à Briançon en raison de sa santé. Sa famille est à Oran
22. ALBERT CAMUS À LOUIS GUILLOUX
Il y a plus de quinze jours que je suis là, disposant de toutes mes journées et les trouvant même longues, n'ayant parlé à personne qu'aux braves gens de l'hôtel et, quoique venu avec la ferme intention de t'écrire longuement, je n'ai pas trouvé le moyen de le faire. Aujourd'hui, je me suis aperçu que je partais à la fin de la semaine et je me suis pris enfin par les épaules pour me mettre à ma table. Je ne sais trop pourquoi d'ailleurs. Après l'enfer de Paris, cette solitude complète m'a vidé d'un coup. J'ai passé mon temps à dormir et à travailler à mon truc sur la révolte et j'ai vécu comme ça, en cocon. Hier, pour me secouer, et me sentant reposé, en belle forme, j'ai chaussé des skis. Résultat, la main droite démolie, d'où mon écriture.
J'avais imaginé que je t'écrirai d'ici une première lettre dite anonyme (3). Mais, outre ma transformation en fantôme, je me suis aperçu que c'était bougrement difficile d'être anonyme. Peut-être, puisque tu as mieux mijoté la chose, pourrais-tu commencer. Et je répondrai comme je pourrai. Après quoi, nous jugerons sur pièces. (À propos, Grenier a accepté de travailler aussi dans l'innommé.)
J'ai réfléchi à beaucoup de choses et il n'en reste rien, sinon cette espèce de décantation que vous donne la solitude. On se sent les idées plus fraîches. Il n'empêche que je ne sors pas de ma "révolte". Il est vrai qu'il s'agit de traiter du meurtre. C'est une histoire que je traîne depuis quatre ans, comme La Peste. Et il faut que je m'en débarrasse, même mal. Après quoi, je m'offrirai une année de vacances intérieures.
Mais tout cela est sans importance. Je m'inquiète un peu de toi. Que deviens-tu? Où en sont les romans? Comment va ta fille? Dis-moi tout cela, pour que je reprenne goût à la conversation, que je relie mes idées et que je redevienne un peu sociable.
En rentrant à Paris, je vais être débordé parce que j'ai accepté, en plus de ce que j'ai à faire, de soulager un peu Pia à Combat. Pour moi, c'est l'enfer par amitié, ou à peu près. Mais je me suis promis de prendre une semaine au printemps et d'aller te voir pour que nous ayons un peu de loisir à partager (je ne partirai pas cette année en Amérique du Sud).
Pardonne-moi cette lettre stupide et vide. Mais elle me ressemble en ce moment. Et de toutes façons, ne doute pas de ma solide et fidèle amitié.
Je serai dimanche 9 février à Paris. Écris-moi à ma nouvelle adresse: 18 rue Séguier 6e ou à la NRF, comme d'habitude.
N'aurais-tu pas par hasard une édition (avec traduction) des fragments d'Épicure (4)?
(3) Il s'agit du projet des Chroniques anonymes pour la collection de Camus, projet qui n'aboutira pas.
(4) Pour son "essai sur la révolte", L'Homme révolté.
23. LOUIS GUILLOUX À ALBERT CAMUS
Je ne t'écris pas, ni à personne, parce que depuis plus d'un mois je turbine comme un Noir. Si ça dure encore un autre mois, j'aurai terminé un "machin" et je serai d'ailleurs parfaitement abruti. Le turbin ne m'empêche pas de penser à toi. Tu m'es très cher? J'ai hâte de finir, et que nous nous voyions. Je n'ai montré mon ours (5) à personne, Grenier est hélas trop loin. Je te le montrerai d'abord. Fasse le ciel que je ne me sois pas foutu dedans. Je passe par des alternatives de froid et chaud, comme dans ces cas-là.
Métier de cinglé! Mais c'est le seul.
On m'a raconté la très délicieuse histoire d'une excellente dame de la bourgeoisie, qui a découvert que le crissement des ciseaux attire les guêpes. Ces charmantes bestioles sont paraît-il très friandes de cette musique-là.
Aussi, l'excellente Madame, quand vient l'été, par les beaux jours de soleil, aime-t-elle à se planter devant la fenêtre, armée d'une magnifique paire de ciseaux qu'elle manoeuvre habilement pour les faire crisser. Je ne sais pourquoi j'imagine qu'elle tient ses ciseaux au-dessus de sa tête. Les petites bestioles dorées accourent, à cette ravissante musique? L'excellente personne est bientôt entourée de guêpes? Alors, d'un coup preste, vif, de ses ciseaux, elle les coupe en deux...
Qu'est-ce que tu dis de cette Madame Tribulat Bonhomet (6)?
Adios. Écris-moi. Comment va ta main? Il ne faut jamais exposer ses mains, sinon on ne pourra plus écrire.
Et Francine? Et les comiques?
On crève de froid? Je serai le dernier des imbéciles si je passe encore un hiver ici.
(5) Guilloux désigne ainsi son roman Le Jeu de patience.
(6) Tribulat Bonhomet est un personnage éponyme de Villiers de l'Isle-Adam, positiviste bête et méchant.
26. ALBERT CAMUS À LOUIS GUILLOUX
Je suis bien coupable de ne pas t'avoir écrit encore la longue lettre que je me propose de t'envoyer. Mais il y a eu Combat et sa fin malheureuse, la sortie de La Peste et ce stupide prix (7) que j'ai refusé en vain jusqu'au dernier moment. Et finalement j'ai payé tout ça par une dépression subite, avec évanouissement. Et mon docteur m'a expédié ici, où je suis depuis une dizaine de jours que j'ai passés surtout à dormir et à cuver à la fois ma fatigue et la déception assez amère où m'a laissé Combat, pour diverses raisons que je t'expliquerai quand nous nous verrons.
Maintenant, ça va mieux et j'ai même recommencé à travailler. C'est un grand pays couvert par les vents, coupé de prairies, de bois, et de rivières. L'air y est léger et, surtout, je suis à quatre kilomètres du village le plus proche. C'est la solitude. Je t'écris sur mes genoux, au milieu d'un pré, entouré d'enfants qui sont, bien entendu, bruyants, mais qui n'empêchent pas la solitude.
J'étais désolé de renoncer à ce voyage à Saint-Brieuc. Mais c'est partie remise. Je rentre le 15 juillet. Et si tu es toujours là-bas, je viendrai te voir à la fin juillet. Il y a mille choses dont je voudrais parler avec toi, et deux ou trois surtout qui me poursuivent.
La Peste a paru. Le succès que le livre obtient me laisse déconcerté. Et il y a des applaudissements qui ne font pas plaisir. Du reste, je crois que je connais bien les défauts du livre.
Je travaille en ce moment aux dialogues que Barrault m'a demandé de faire pour un spectacle auquel il travaille depuis quatre ans et justement sur La Peste. Mais il ne s'agit ni d'une pièce, ni d'une adaptation de mon livre. C'est une grande machine à moitié lyrique (8). Mais je voudrais surtout te demander conseil pour la révolte. J'aimerais terminer tout ceci et la pièce que je prépare (une vraie, cette fois) avant le printemps. Je partirai alors en Amérique du Sud pour six mois et je me demanderai là-bas si, oui ou non, je dois continuer à écrire.
Je te dis tout ça très mal. Mais j'ai les idées encore confuses. Simplement, j'ai l'impression d'avoir une période à liquider.
Mais je voudrais savoir ce que tu deviens? où en est ton bouquin, et ce que tu penses. Le plus simple, naturellement, est d'aller te voir. Mais en attendant, écris-moi ici. Je souffle enfin. J'ai l'impression de pouvoir me tourner vers ceux que j'aime, dans le loisir. J'espère seulement que le 15 je serai tout à fait rétabli, nanti de quelques kilos supplémentaires et les idées plus claires.
À bientôt. Écris. Affectueusement à vous trois.
A.C.
(7) Le prix des Critiques.
(8) L'État de siège, créé en 1948.
Avec l'aimable autorisation des éditions Gallimard.
Correspondance 1945-1959, par Albert Camus et Louis Guilloux, édition établie, présentée et annotée par Agnès Spiquel-Courdille. Gallimard, 252 p., 18,50 euros . " Jerôme Dupuis, "Lire", 25/10/2013
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