terça-feira, 27 de fevereiro de 2018

Sobre "Le Sympathisant "


La poussière de la vie

La poussière de la vie
République des Livres, 24.02.2018 
"Pas de précipitation, gardons-nous de crier au chef d’œuvre après tant d’autres. N’empêche que Le Sympathisant (The Sympathizer, traduit de l’anglais-Etats-Unis par Clément Baude, 487 pages, 23,50 euros, Belfond) de Viet Thanh Nguyen est un grand livre, une première œuvre de tout premier ordre, maitrisée et accomplie, surtout lorsqu’on la lit dissociée du bruit qu’elle a fait puisqu’elle nous est arrivée en septembre déjà précédée par sa légende. Des livres sur la guerre du Vietnam, les librairies en américaines en regorgent, plutôt des mémoires ou des témoignages d’Américains. Ceux des Vietnamiens sont peu traduits. L’entreprise de ce jeune romancier, qui consiste à écrire en anglais d’un point de vue vietnamien quand on est soi-même travaillé « génétiquement » par la double appartenance, a quelque chose d’original, sinon d’inédit.
Le narrateur n’a pas de nom. Il est simplement « le Capitaine » ; les auteurs s’appellent le Général ou l’Auteur, quelques uns de simples prénoms, procédé destiné à éviter les patronymes vietnamiens qui déroutent le lecteur non asiatique. Plus taupe infiltrée que pur espion, même si les techniques du roman d’espionnage sont ici convoquées, c’est un homme à l’esprit double, en équilibre permanent sur le fil entre le licite et l’illicite, qui a la particularité de toujours tout envisager de deux points de vue antagonistes. Parti de Saigon, il accompagne l’exil sud-vietnamien aux Etats-Unis (il y a eu effectivement des espions parmi eux). Il est vrai qu’il travaille pour les deux côtés : d’une part pour un général de l’armée sud-vietnamienne dont il a pour mission d’évacuer la famille dans la débandade générale, quand les GI’s censés protéger Saigon de l’assaut communiste la fuient ; de l’autre, un agent communiste. Son territoire, c’est Los Angeles. Il expédie des lettres codées pleines d’informations essentielles aux camarades restés au pays. Pas un militant mais un sympathisant. Autrement dit quelqu’un qui approuve sans adhérer. pas facile pour un binational toujours soupçonné de trahir l’une de ses deux loyautés.
A l’origine, père français, mère vietnamienne. Il ne veut tuer personne à l’exception de tout individu, Marine, civil ou autre, qui le traite de « bâtard ». Le problème, c’est qu’il y en a toujours un. « Bâtard » car dans leur bouche, « eurasien » ferait trop intellectuel, empire britannique plus encore qu’Indochine française, avec ses fonctionnaires coloniaux sirotant leur Pernod à la terrasse d’un café de la rue Catinat ou de l’hôtel Métropole. Alors à tout prendre, il préfère « enfant naturel », « enfant de l’amour » ou mieux encore « la poussière de la vie ». Un bon garçon, à jamais reconnaissant de l’éducation sous tous les formes, qu’il a reçue de ses parents, des catholiques anticommunistes de la région des Hauts plateaux. Il a été marqué pour toujours par la réaction de sa mère lorsqu’il lui révélé qu’un garçon l’avait traité de bâtard : « Si je pouvais, je l’étranglerais de mes propres mains ! »Aucune autre phrase n’aura autant compté pour lui. Il ne voit pas d’échappatoire à cette division de son moi. Le conflit est en lui en permanence, ce qui donne sa complexité naturelle au roman, nul besoin de la solliciter artificiellement.
Quant à la manière, un humour corrosif, une ironie cinglante, jamais en reste dans l’autodérision, gouvernés tout le long par une réflexion tirée de la Généalogie de la morale placée en épigraphe :
« Gardons-nous, au mot « torturer », de prendre aussitôt un air lugubre ; précisément dans ce cas il y a beaucoup à y opposer, beaucoup à en rabattre- il reste même de quoi en rire »
Le fait est que cette pensée de Nietzsche éclaire en permanence la confession du narrateur à un autre Vietnamien ; elle empêche le lecteur de verser dans un manichéisme redouté entre les bons Vietnamiens et les méchants Américains. Tout le déroulé narratif, parfaitement construit sur le plan technique, est traversé par une méditation morale articulée autour d’une vraie réflexion sur l’engagement, où l’amitié est encore plus épaisse que le désespoir.
Avec Le Sympathisant, Viet Thanh Nguyen pose sur la société américaine le regard que Kazuo Ishiguro a posé sur la société anglaise dans Les Vestiges du jour : admiratif, reconnaissant, caustique mais sans complaisance. Un regard qui peut aller jusqu’à l’empathie mais certainement pas prêt d’abdiquer son sens critique, assorti d’un un sens inouï du détail qui sonne juste et des métaphores éloquentes. Quand tant de romanciers paressent en nous infligeant des portraits frontaux ôtant tout mystère à leurs personnages, lui préfère évoquer quelqu’un « capable de ne pas mettre de glaçons dans son vin », ou des call-girls « emballées sous vide dans des micro-jupes et des bas résille ». Ou les protagonistes écoutant le chant des katioucha sifflant au loin avec le recueillement de « bibliothécaires exigeant le silence absolu ». Ou, pour dire son aversion pour le président Thieu, faire observer que « son nom ne demandait qu’à être recraché de la bouche ». Brillant mais parfois légèrement énigmatique :
« Si le regard avait le pouvoir d’émasculer, cette femme serait repartie avec scrotum dans son sac à main »

Viet Thanh Nguyen (1971) né « là-bas » a échoué en Amérique à 4 ans avec ses parents et d’autres boat people quand il était petit. Après une escale dans un camp en Pennsylvanie, ils s’établirent en Californie. Etudes à Berkeley, professorat à l’USC, enseignement de la mémoire de la guerre du Vietnam, écriture de ce premier roman acclamé, distingué, consacré et finalement couronné du prix Pultizer en 2016, suivi d’un essai sur les mémoires américaine et asiatique du Vietnam et d’un recueil de nouvelles sur les réfugiés. Un auteur à suivre ne fût-ce que pour voir comment il en sort, à supposer qu’il en sorte jamais. Surtout qu’il a une forte conscience politique, qu’il se dit marxiste et catholique. Mais renoncez à trouver des clés autobiographiques dans son roman : Je est vraiment un autre.
En regardant tout jeune Apocalypse now, son premier « traumatisme artistique », il éprouve pour le première fois sa double qualité et ne sait plus s’il est Américain ou Vietnamien étant entendu que le spectateur en lui est les deux à le fois. Les scènes aux Phillipines, relatives au tournage d’un film sur la guerre du Vietnam dont le narrateur est conseiller technique (pas d’autre vietnamien à Hollywood, indispensable pourtant, question d’authenticité : pour accéder à l’universel, il est préférable d’être irréprochable dans les détails) lui sont l’occasion de rappeler cruellement que la perspective vietnamienne a été éclipsée. Trois millions de morts pourtant. Ces scènes lui permettent de régler des comptes sans les nommer tant avec Coppola qu’avec Cimino et Stone, réinventeurs d’un conflit où les Vietnamiens sont cantonnés à l’arrière-plan comme des figurants bons à tuer ou à violer. Les Américains ont parfois du mal avec leurs Vietnamiens, entendez : ceux qui sont devenus Américains, car ils sont le rappel cuisant de leur défaite.
« Nous menacions la sacro-sainte symétrie d’une Amérique noir et blanc, dont la politique raciale du yin et du yang ne laissait place à aucune autre couleur, notamment ces petits Jaunes pathétiques qui venaient piquer dans la caisse »
L’auteur a pensé son livre comme la version européenne d’un roman américain. Bien sûr, on sent a qu’il épluché ses classiques sur la chute de Saïgon (James Fenton, David Butler, Tiziano Terziani et surtout l’inoubliable Sauve qui peut de Franck Snepp) ; il paie d’ailleurs sa dette à la fin. Influencé par un classique de la littérature afroaméricaine Homme invisible, pour qui chantes-tu ? de Ralph Ellison, le déclic lui est pourtant venu de la lecture du Cul de Judas de Lobo Antunes, un choc par sa densité même, qu’il reçut comme une invitation à écrire pour s’affronter à lui. Mais les scènes de torture du Sympathisant ont été inspirées par le passage sur l’Inquisition dans les Frères Karamazov (mais l’incipit rappelle plutôt celui des Carnets du sous-sol) et le déplacement de l’intrigue doit au Voyage au bout de la nuit. On aura compris que si tout écrivain est un lecteur, certains le sont plus que d’autres sans que jamais la trace des ainés, leur puissante imprégnation, ne bride l’imaginaire.
A peine quelques libertés avec la chronologie, quelques licences poétiques ici ou là. Si tout n’est pas exact, tout est vrai. On attend avec impatience son prochain livre, ne fût-ce que pour voir s’il a d’autres grands romans de cet encre dans le ventre – ce dont, personnellement, je ne doute pas.
(« Pendant l’offensive du Tet à Saigon,le général sud-vietnamien Nguyen Ngoc Loin exécute en pleine rue un officier vietcong Nguyen Van Lem, 1 février 1968, photo Eddie Adams ; « Quelque part au Vietnam » photo D.R. ; « Viet Thanh Nguyen » photo Bebe Jacobs)"
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