sábado, 14 de setembro de 2013

Sou aquilo que faço

Carlos Liscano : «Tout écrivain est une invention»

"Devenu écrivain après avoir été détenu pendant treize ans dans les prisons de la dictature uruguayenne, Carlos Liscano compose depuis une œuvre éclectique – récits, romans, fables, essais, théâtre, journaux – hantée par son expérience personnelle, son rapport à l’écriture et sa quête de liberté. Rencontre avec un des grands auteurs latino-américains contemporains, en compagnie de son fidèle traducteur Jean-Marie Saint-Lu, à l’occasion de leur présence au festival Colibris, à Marseille.
Dans le prologue de Souvenirs de la guerre récente, vous dites qu’au début des années 1980, c’est dans le pénitencier de Libertad, où vous avez été détenu par la dictature uruguayenne pendant treize ans, que vous avez découvert que vous étiez un écrivain…
Carlos Liscano. Dans une prison où il y a autant d’isolement que dans celle de Libertad, on devient facilement quelqu’un de délirant… L’isolement, le silence, l’absence de relations humaines provoquent un délire, salutaire, qui permet de se protéger de la réalité. On peut dès lors se prendre très facilement pour un saint ou pour un prophète. Moi, je me suis pris pour un écrivain alors que je n’avais encore rien publié... En 1981, quand j’ai commencé à écrire, cela faisait huit ans que j’étais en prison. J’étais très isolé, je n’avais pas de lumière, pas d’eau, rien pour écrire, je ne parlais jamais à personne, j’ai décidé d’écrire un roman mental, qui était un délire, mais aussi une façon de me protéger contre l’ambiance hostile du pénitencier. Quelques mois plus tard, quand j’ai réussi à avoir du papier et un stylo, j’ai véritablement écrit un roman… Après cela, je me suis pris pour un écrivain ! Même si je ne le disais à personne, ça m’a aidé à vivre pour les cinq années de captivité qui ont suivi. Quand je suis sorti de prison, je voulais être un écrivain, je ne voulais rien faire d’autre. Quand on m’a demandé de quoi j’avais besoin (j’avais en réalité besoin de tout : des habits, du travail, de l’affection surtout, même si je ne m’en rendais pas compte), j’ai dit que j’avais besoin d’une machine à écrire. On m’en a trouvé une, et deux jours plus tard j’ai commencé à taper…

Dans ce livre, vous évoquez aussi votre découverte de la nouvelle de Dino Buzzati, Les Sept Messagers. L’éditeur a reproduit des fac-similés de l’époque où vous aviez réécrit l’ensemble de la nouvelle, et construit une sorte d’analyse mathématique du texte de Buzzati…

Carlos Liscano. En prison, il n’y avait pas beaucoup de livres, et surtout pas de bons, finalement j’ai lu un grand nombre de mauvais livres dans ma vie… J’ai, en réalité, été poussé à écrire par la lecture de tous ces mauvais livres : je me disais que je pouvais moi aussi en écrire un mauvais, mais pas aussi mauvais que celui que j’avais dans les mains ! C’est là que j’ai découvert l’excellente nouvelle de Dino Buzzati, intitulée Les Sept Messagers, que j’ai relue des dizaines de fois dans ma vie. En prison, je l’ai aussi recopiée, car je savais que j’allais en être privé. Cette nouvelle me fascine encore car elle a une structure mathématique très solide qui ne relève pas du hasard. Ayant moi-même étudié les mathématiques, je cherchais à dégager la structure de cette nouvelle, notamment dans son traitement du temps. C’était la première fois que cela était fait dans le monde… J’ai effectivement fait ce calcul à la main, et je crois qu’il n’y a pas d’erreur !
Vous avez lu beaucoup de mauvais livres, mais vous en avez aussi lu beaucoup de bons. Tous vos romans constituent des hommages, des variations, des références claires aux œuvres qui vous ont marqué. Pourquoi assumer cette filiation avec tant de précision ?
Carlos Liscano. Dans Le Lecteur inconstant, je suis arrivé à la conclusion que je n’étais pas un écrivain, mais un «réécrivain». Ce qui a sans doute à voir avec mon expérience de la prison. Je n’avais pas d’histoire à raconter pendant ma captivité, donc j’ai réécrit les livres que j’avais lus. Je voulais par exemple écrire un livre dans la lignée de Molloy, que j’avais lu deux fois, et que j’ai tenté de réécrire de mémoire. Souvenirs de la guerre récente est une variation autour du Désert des Tartares de Dino Buzzati, alors que La Route d’Ithaque constitue une transposition du Voyage au bout de la nuit, de Louis Ferdinand Céline. Mon dernier livre, Vie du corbeau blanc est la réécriture de dizaines de livres que j’ai lus, une sorte d’hommage à la lecture depuis l’enfance. Mon traducteur, Jean-Marie Saint-Lu, dit qu’il faudrait faire un concours pour repérer toutes les citations et références de ce roman…
Parmi les motifs récurrents de vos livres, il y a une interrogation constante sur la solitude, la liberté et la claustration. Le personnage de Souvenirs de la guerre récente semble paradoxalement trouver une forme de liberté individuelle dans un système militaire et répressif, comme si la privation de liberté pouvait aussi mener à l’émancipation
Carlos Liscano. Comme je le disais, ce roman rend hommage au Désert des tartares. Il traite de la perte de la liberté quand elle se fait de manière graduelle. Ce n’est pas seulement en prison que l’on perd sa liberté. On perd sa liberté dans une organisation trop structurée : dans un parti, dans une église, dans une entreprise… On accepte les règles et, après quelques années, on n’arrive plus à vivre en dehors de ces règles. Le problème, c’est que nous voulons à la fois la liberté et la sécurité. Or plus nous faisons attention à la sécurité, moins nous avons de liberté… Dans Souvenirs de la guerre récente, je mets en scène le cas extrême d’un jeune homme qui trouve dans l’armée un moyen d’être libre. Quand il retrouve la liberté à l’extérieur, il a peur, car dans l’armée, il n’avait pas à prendre de décisions. La vie libre suppose qu’on prenne sans cesse des décisions : lui préfère la sécurité à la liberté. On voit parfois des gens qui ont été emprisonnés de nombreuses années et qui, à leur sortie, veulent retourner en prison et fuir la liberté car ils sont habitués à cette vie très règlementée…
Jean-Marie Saint-Lu, dans la postface du livre, vous évoquez la dimension allégorique de Souvenirs de la guerre récente, qui constitue une sorte de fable
Jean-Marie Saint-Lu. Ce roman est un bon exemple de ce que Carlos nommait la réécriture, car si on pense d’un bout à l’autre du livre au Désert des Tartares, on voit bien en réalité que tout est complètement détourné. Souvenirs de la guerre récente est une allégorie dans laquelle la perte de l’idée même de liberté est le résultat d’un processus. Le personnage central fait le choix de revenir à la caserne, mais parce qu’auparavant, il a été complètement décérébré. L’ennemi, dans cette guerre, est à l’intérieur. Cette fable fait sans doute écho à toutes les années d’emprisonnement de Carlos Liscano, à cette oppression qui anéantit toute volonté, en particulier celle de la liberté. Ce qui est saisissant, c’est qu’au moment où le personnage est enfin libre, il ne veut pas de cette liberté. J’y vois une très forte image de l’oppression récente des dictatures d’Amérique Latine…
L’autre particularité de l’œuvre de Carlos Liscano réside dans la grande simplicité de l’écriture, une prose minimaliste et poétique qui accentue cette dimension de fable, de conte philosophique… Quelles difficultés cela présente-t-il pour le traducteur que vous êtes ?
Jean-Marie Saint Lu. L’œuvre de Carlos Liscano présente en effet une grande simplicité dans l’écriture. Je pense à l’œuvre d’un poète comme Gérard de Nerval, qui écrit très souvent des phrases simples : sujet, verbe, complément… Et c’est très beau, car il y a une musique ! Le problème pour la traduction, c’est que l’espagnol est une langue très accentuée, alors que le français est beaucoup plus plat. Pour traduire, il faut que j’entende ma traduction, et il faut que j’y retrouve la musique que j’ai entendue en espagnol. Or cette musique est irrécupérable de manière littérale. C’est pour ça que j’utilise différentes méthodes : la ponctuation, l’ordre des mots… Si vous traduisez Carlos mot à mot, c’est d’une platitude absolue, alors que sa langue est extrêmement musicale en espagnol !
Carlos Liscano. Sachez que le fait d’écrire de courtes phrases n’est pas un signe de génie, mais plutôt de mon incapacité à utiliser les phrases longues ! Quand j’ai commencé à écrire, je les divisais en trois, et cela donnait trois phrases courtes que j’arrivais à maîtriser. J’écris toujours de cette manière…
Dans L’écrivain et l’autre, vous écrivez : « Tout écrivain est une invention. Il y a un individu qui est un, et un jour il invente un écrivain dont il devient le serviteur ; dès lors il vit comme s’il était deux. » Dites-nous un mot de cette invention, et de cette cohabitation au fil du temps…
Carlos Liscano. C’est une fausse théorie que je me suis inventée, quelque chose que j’ai ressentie. Au bout de huit ans en prison, j’ai commencé à écrire et ma vie a changé pour toujours. Il faut comprendre que quelqu’un comme moi n’avait pas de légitimité à se prendre pour un écrivain. C’était pourtant ce que j’ai fait. Je pense qu’en prison j’ai inventé un autre individu, qui a eu un comportement différent, et cet individu est resté en relation avec l’autre, avec le passé… Je suis aujourd’hui directeur de la bibliothèque nationale d’Uruguay, j’ai été auparavant vice-ministre de la culture, et si je ne m’étais pas inventé écrivain, je ne serais jamais arrivé à ces postes-là… Ma vie est le résultat de cette invention préalable ! La seule personne qui connaît le Carlos Liscano qui existait avant l’écrivain, c’est ma sœur. Et elle fait la différence entre l’écrivain et le frère. Le frère est lié à l’enfance, à la mère, tandis que l’écrivain représente le présent. Elle me rappelle souvent que nous sommes nés de la même mère, que nous avons été enfants ensemble, et qu’il ne faut pas que je me prenne pour un écrivain. Je pense que cette pseudo-théorie arrive à tous les écrivains. Un jour, ils se sont inventés une autre personne, qui allait écrire leurs livres. L’échec de l’écrivain est dans l’échec de l’invention : si on se trompe dans l’invention, il n’y aura pas d’œuvre…
Mais l’écrivain est celui qui tient la place la plus importante dans votre vie, n’est-ce pas ?
Carlos Liscano. Même quand je n’écris pas, comme c’est le cas en ce moment, je demeure un écrivain, car je vois la vie, l’amour, le travail, les relations humaines, comme un écrivain, en vue de cette œuvre qui sera peut-être un jour écrite… Tout dans ma vie se fait en fonction de mon être d’écrivain, c’est ma façon d’être au monde !
Vous évoquez aussi à plusieurs reprises l’incapacité que vous avez à écrire de la fiction, et la manière dont vos obsessions – l’isolement, la liberté, l’écriture – reviennent en boucle dans votre travail…
Carlos Liscano. Je crois qu’il y a un piège dans lequel nous pouvons tomber, nous écrivains, c’est d’écrire sur la difficulté d’écrire quand, précisément, on ne parvient pas à écrire… Jean-Marie Saint-Lu dit que L’écrivain et l’autre est un livre obscur, angoissant : il correspond en effet à une période sombre de ma vie, marquée par le désamour et par l’alcool. Je savais que le meilleur moyen d’en sortir était d’écrire un roman, mais je n’y suis pas arrivé… En revanche Le lecteur inconstant est un livre beaucoup plus lumineux car, dans la deuxième partie, j’ai trouvé une façon d’écrire ce roman qui est devenu Vie d’un corbeau blanc, comme un pendant fictionnel au Lecteur inconstant. On y retrouve un chapitre ou je réécris Moby Dick, mais aussi le douzième chant de l’Odyssée, Les Sept Messagers, le Tarzan de Burroughs… j’ai plagié tout le monde ! Le Lecteur inconstant est un livre lumineux car j’avais retrouvé le bonheur d’écrire…
Jean-Marie Saint-Lu. Il faut préciser que Carlos n’est pas un plagiaire, mais plutôt l’exemple parfait du lecteur écrivain. Julien Gracq dit que tout écrivain écrit sur le terreau des autres écrivains, qu’on ne peut pas être écrivain ex nihilo. Chez les autres écrivains, les influences ne se voient pas directement, alors que Carlos Liscano les déclare ouvertement… Ce ne sont pas des plagiats car il détourne, il transforme : il prend un thème et fait des variations, à la manière d’un musicien. 
Carlos, vous avez beaucoup travaillé pour le théâtre. Qu’est-ce que cela vous a apporté d’un point de vue littéraire, notamment pour l’écriture de vos récits et de vos essais ?
Carlos Liscano. Je me suis intéressé au théâtre car l’écrivain a une vie très solitaire et je savais que le théâtre pouvait déboucher sur un travail collectif. J’ai commencé en étant l’assistant de direction d’un metteur en scène suédois, ce qui m’a beaucoup appris. Ensuite j’ai commencé à faire des mises en scène comme amateur, des textes que j’écrivais ou que j’adaptais… et j’ai découvert qu’un metteur en scène de théâtre est aussi solitaire qu’un écrivain ou qu’un gardien de but, car il faut concevoir seul le rapport entre tous les éléments (acteurs, régisseurs, décorateurs). J’ai laissé tomber la mise en scène ! Le problème, c’est que les dramaturges sont en train de disparaître, car c’est souvent le metteur en scène qui écrit son propre texte et le modifie au cours des répétitions. L’écriture du théâtre est une expérience sur le langage, car il n’y a pas de descriptions. Le théâtre est action. Cela m’a appris à simplifier le langage, à couper les descriptions d’action inutiles ; c’est une excellente expérience pour un auteur de récits ou de romans. De plus, il faut penser le théâtre comme un mouvement. Un lecteur peut revenir en arrière, lire plusieurs fois, alors que le spectateur n’a que le moment présent. 
Diriez-vous que les différents genres que vous avez explorés – romans, fables, journaux, essais, théâtre – sont autant de tentatives pour comprendre votre trajectoire, pour vous élucider vous-même ?
Carlos Liscano. Ces différentes recherches sont bien sûr une manière de se définir soi-même. Cela peut aussi être vu comme une incapacité à écrire des dizaines de romans… Après plusieurs années à écrire, je suis revenu à la recherche d’une définition du sujet, et actuellement ce qui m’intéresse le plus c’est une réflexion sur l’écriture. Pourquoi une personne peut passer trente ou quarante ans à écrire dans le silence ? Pour gagner de l’argent, pour la gloire ? Cela peut être un motif, mais il y a des manières plus efficaces pour arriver à cela... Je suis fasciné par le fait de passer autant de temps à cette tâche solitaire qui n’a pas de justification. Dans chacun de mes essais, j’ai essayé de répondre à cette question – qui suis-je ? – car comme tout le monde, je suis ce que je fais. Mais pourquoi fais-je ce que je fais ? On peut aussi dire que je fais ce que je fais car je suis ce que je suis... C’est un cercle vicieux et je crois que je n’aurais pas de réponses, même au moment de ma mort !
Merci à Luisa Marques dos Santos pour la traduction et à Pascal Jourdana pour la réalisation de cet entretien lors du festival Colibris." Le Magazine Littéraire

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